« Je suis désolée mais votre carte bancaire ne passe pas. » La caissière me regarde en attente d'une réaction. Un regard blasé, froid. On aurait dit que ça lui coûtait de se montrer serviable. Je lui rends son regard. Plus incompréhensif que n'importe quoi d'autre. C'est la première fois que je tombe dans ce genre de situation. « Je crois qu'il doit y avoir une erreur avec la banque. Attendez une seconde. » J'extirpe une autre carte bancaire de mon porte-feuille. La caissière l'essaye sur sa machine ; je n'ai qu'un haussement d'épaules pour réponse. Toutes mes cartes y passent. Le même manège recommence. Les clients derrière moi commencent à s'impatienter. On râle et ma fierté en est violemment secouée. Je suis foutu.

Je n'ai que quelques pences dans ma poche. Pas de quoi payer toutes mes courses. La caissière remarque ma détresse. Son côté humain surgit enfin. Sa pitié me scarifie d'avantage, j'ai l'impression qu'elle écrase mon orgueil sous la pointe de son escarpin. Mes yeux semblent la brûler, elle détourne les siens avant de balbutier : « Je... Je vais appeler votre banque. » Elle fait mine de se saisir du téléphone mais je suis loin déjà. La porte du supermarché se referme sur moi.

C'était mon premier plongeon dans l'abîme. Vint ensuite une série d'emprunts avant le cycle ne recommence. J'avais toujours l'impression de toucher le fond mais je finissais par m'en sortir d'une manière ou d'une autre. Il n'y a pas un ami proche à qui je n'ai pas emprunté de l'argent ; mes dettes sont grosses mais je compte bien les régler un jour.

Voyez-vous, je suis catalogué parmi les plus riches partis de Heaven Hill. Un jour, je serai héritier d'une immense fortune. Mais ce n'est pas demain la veille. Pour le moment, je me contente de mon salaire de prof. Avec mes dépenses actuelles, il m'est dur de joindre les deux bouts. Il faut dire que lorsqu'on vit sous le toit d'une tante à qui les ressources ne manquent pas, difficile de ne pas aspirer à une vie luxueuse. Et j'en paie le prix, sans mauvais jeu de mot.

Ma tante me reproche chaque jour mon irresponsabilité. Il n'est pas question qu'elle me tende une main secourable. Je dois me débrouiller, selon elle. Si cela ne tenait qu'à elle, elle m'aurait mise à la porte. Cependant, ma tante ne supporterait pas qu'un membre de sa famille vive sur le banc de la misère. Il s'agit juste de soigner sa propre image, n'imaginez pas qu'elle ait la moindre préoccupation de mon confort.

« Je fais cela pour toi, Gabriel. C'est pour ton bien. » Sa main sertie d'une grosse bague tire sur un porte-cigarette alors qu'elle m'enveloppe d'un regard tendre. J'ai l'impression d'avoir dix-sept ans et d'être sermonné par ma défunte mère. « Un jour, tout cela sera en ta possession. Je veux être sûr que tu ne finiras pas tout dépenser en un seul coup. » Un sourire espiègle se glisse sur ses lèvres. « Montre-moi que tu es responsable et ta situation s'améliorera, je te le promets. »

Responsable ? Facile à dire. Ma tante ne sait rien de mes crédits qui grossissent un peu chaque jour. Si cela parvenait à ses oreilles, je pense bien qu'elle serait capable de me rayer de son testament.

Sinon mes problèmes d'argent, je coule une vie plutôt riche et intéressante. J'enseigne ma matière favorite au lycée de Heaven Hill. Être prof est vraiment cool, j'ai l'impression d'apprendre chaque jour de mes élèves. Les fortes têtes ne manquent pas, cependant je n'ai pas à me plaindre. De plus, je fréquente une femme délicieuse sans avoir à penser à l'avenir car seule une relation charnelle nous lie. Et bien sûr, je ne rate pas une seconde pour passer du bon temps en général. On ne vit qu'une fois, pas vrai ?