24 février 1988. Une date commune, normale, banale. Comme on en connaît tous les jours, comme on les aime, comme on les déteste. Je ne sais pas vous, mais pour moi, elle est importante. C'est la date où je suis venue au monde, celle où j'ai décidé de vivre. Mais je ne pense pas vraiment avoir eu le choix. Si j'avais eu la moindre idée de ce qui m'attendait, je ne serais sans doute pas sortie du ventre de ma mère. Je n'étais toutefois pas seule. Ce jour-là, je n'étais pas la seule à ouvrir les yeux pour la première fois. Vous ne le saviez pas ? J'ai une sœur jumelle. Fausse jumelle, pour précision. Jade et moi avons eu la même éducation. Les mêmes professeurs. Les mêmes parents. Pourtant, tout ce qui me poussait à obéir, accepter, admettre, la poussait à se rebeller, à crier, frapper. Elle n'est pas comme moi. En d'autres circonstances, j'aurais trouvé ça admirable, vraiment. Mais vous ne la connaissez pas. Elle est folle. Prise d'un délire paranoïaque profond. Autrefois, nous nous entendions très bien. Même plus que cela. Comme un tout, un ensemble que rien ni personne ne pouvait séparer. Jade&Callie, c'était pour la vie. Elle m'aimait plus que tout, et je le lui rendais bien. La vie a toujours été clémente avec nous. Moi, surtout. Je viens d'une famille de riches commerçants. Ma mère tient le siège d'une célèbre marque de parfums, et son compte en banque en ferait pâlir plus d'un. Mon père, quant à lui, trempe dans plusieurs trafics, qu'ils soient légaux ou pas, je ne m'en suis jamais occupée. Très jeunes, on nous a fait comprendre que les affaires de mon père ne nous regardaient en rien. C'est comme cela que nous avons vécu, dans un cocon, sans se soucier des problèmes que pouvaient rencontrer les adultes. Trop protégées, nous en avons oublié que le monde extérieur pouvait être dangereux. Mais le monde nous l'a rappelé : le frère de notre père, Marc, est décédé il y a quelques années. Je devais avoir dix huit ans. Je m'en souviens comme si c'était hier : le teint blanc de ma mère, les crises de larmes de ma sœur, le regard dur de mon père. Nous en étions très proches. Extrêmement proches, même. Sa mort nous a anéanti, tous autant que nous étions. Elle a touché ma sœur plus que les autres. Plus fragile, son esprit a commencé à se détraquer. Jusqu'à devenir intouchable. Surtout après la grande nouvelle. Nous n'avons jamais été libres, jamais. Depuis notre enfance, nous avons été achetées. Si on nous l'a présenté autrement, voilà comment je le vois. Achetées par d'autres familles riches. Achetées, échangées, voyez ça comme vous le voulez. Nous avions été promises à des hommes que nous ne connaissions même pas. Mon promis s'appelle Edwin. Il a le même âge que moi, est plutôt bel homme, mais je ne l'aime pas. Je ne l'ai jamais aimé. Et pourtant, depuis mes dix huit ans, je suis fiancée à lui. J'ai repoussé le mariage encore et encore, mais la date est fixée. Dans un an, je serais mariée avec lui. Déjà, nous partageons la même maison. Je ne veux pas de cette vie, mais je fais ce qu'il faut, je fais toujours ce qu'il faut, pour que tout aille pour le mieux, pour prétendre que tout va bien. Tout le monde me prend pour modèle, pour la femme heureuse par excellence, nous prend, Edwin et moi, pour le couple parfait … Personne ne sait, personne ne saura. Ma vie privée est un échec à tous les niveaux. Ma seule consolation ? Mon travail. Mieux que rien, n'est-ce pas ?